[Chronique] BLUT AUS NORD – Deus Salutis Meae

Herbert Al West - Réanimateur Recalé
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Quel somptueux destin que celui des Normands de Blut Aus Nord. Et que de chemin parcouru depuis Ultima Thulée, sorti il y a plus de vingt ans déjà, en 1995. Que de recherches approfondies à travers les trilogies Memoria Vetusta, What Once Was… Liber et 777, et peu importe que le groupe s’exprime sous le format LP ou EP, ou au travers de splits comme avec le récent projet Codex Obscura Nomina, réalisé avec Aevangelist en 2016. Blut Aus Nord a toujours eu le souci du détail, de l’approfondissement de ses connaissances et de son art, recherchant avec avidité, tel un Prométhée post-moderne, le secret des dieux du Grand Froid. Car oui, c’est bel et bien dans le froid que s’épanouit la musique des Normands, dans ces territoires gelés, recouverts de givre à perte de vue, glacial héritage de ce black metal sans concession venu de contrées plus septentrionales. Mais la horde menée par Vindsval (chant, guitare), au contraire de nombre de ses confrères, a toujours eu le souci d’évoluer, d’expérimenter, explorant de nouveaux territoires, quitte à revenir en arrière un beau jour, pour magnifier un terrain que l’on croyait jusqu’ici balisé (le sublime, classique et presque romantique Memoria Vetusta III, Saturnian Poetry, 2014). C’est ainsi qu’à la sortie de chaque nouvel album l’attente se fait anxieuse, la curiosité est soudain attisée. Dans quelles contrées allons-nous cette fois nous engager ? Blut Aus Nord est un magnifique prédateur, dont le souhait n’est point de surprendre sa meute, mais de saisir à la gorge cette essence philosophique et mystique dont il aime se nourrir, s’abreuvant d’âmes quand d’autres lèchent le sang répandu sur le sol.

Deus Salutis Meae sort ainsi le 27 octobre 2017, attendu pour beaucoup comme le messie. Fidèle à son label Debemur Morti, le groupe allait-il l’être également à sa volonté d’aller de l’avant ? Prenons notre temps pour étudier l’objet. La pochette tout d’abord, sublime, due à l’artiste ukrainienne Anna Levytska (dont vous pouvez lire l’interview ici), mêlant ce noir et ce blanc si chers à la scène black metal en proposant quelque chose de plus… exigeant : la symétrie des opposés, les limites qui se noient dans le gris, les ombres qui se mêlent. Magnifique. On perçoit une dualité, un être unique dont les contraires s’opposent. Deus Salutis Meae est un puzzle, une énigme mystique dans laquelle chaque pièce a son importance. Un intitulé en latin, Le Dieu de mon Salut. Des titres en grec, en latin, imposant l’idée, à les étudier, que nous baignons dans l’Antiquité, celle des grandes civilisations, et des grands mystères, lorsque l’âme comptait plus que le corps, de cette philosophie qui marque encore notre présent. Suivons la piste, et cherchons le concept avant de se lancer dans l’écoute. Le plaisir est dans l’attente, c’est connu, et il est parfois plus judicieux, pour goûter à ce plaisir et ne surtout pas être déçu, de savoir à quoi l’on doit s’attendre.

δημιουργός signifie le créateur. Il représente le mot grâce auquel tout commence, celui sans lequel nul ne peut exister, le parchemin glissé dans la bouche du golem pour animer l’argile dont il est constitué. Puis survient la Chorea Macchabeorum, la danse incontrôlée, maladroite, de ces morts qui reprennent vie, de ces malades aussi dont le mouvement est réflexe nerveux plus que volonté consciente. Impius veut dire mauvais, il symbolise le mal, celui qui est à la base de toute religion, la corruption qui vit au fond de l’homme et qu’il faut éradiquer… ou pas. On avance un peu avec γνῶσις, mot qui désigne la connaissance, celle qui élève, qui donne à l’homme le moyen de progresser, physiquement, intellectuellement, spirituellement. Elle est le don de Dieu. Elle est également le principe même de l’évolution. L’indice suivant est le mot Apostasis, qui représente celui qui a renié sa religion, son enseignement, l’apostat ayant choisi une autre voie que celle qui lui était jusque là imposée par son entourage culturel et cultuel. Puis l’on sombre dans l’enfer du doute, avec Abisme, l’abîme, celui dans lequel beaucoup se perdent, sombrant dans l’oubli, dans la mort, dans la folie. Ceux qui parviennent à surmonter cet obstacle majeur, inévitable quand on s’écarte du chemin, font alors face à la Revelatio, qu’il est inutile de traduire. Parole divine ? Reconnaissance de sa propre indépendance ? A chacun de choisir sa propre voie, il n’y a pas de vérité unique. Gare cependant à ne pas se heurter au mot suivant : ἡσυχασμός, la complaisance, cette satisfaction personnelle trop souvent dommageable. Il faut rester humble. Puis vient Ex tenebrae lucis, de la lumière l’obscurité. En croyant tout savoir, on s’aperçoit que les ténèbres nous entourent, que les vérités que l’on croyait acquises n’étaient que de pieux mensonges, paroles du Diable. Et l’on finit par Metanoïa, concept philosophique déjà emprunté par Steven Wilson avec Porcupine Tree, orientant vers trois voies : selon la Grèce Antique, il s’agissait de l’attitude philosophique constituant à changer radicalement de pensée, de conduite (des précurseurs du mouvement Dada ces Grecs !). En théologie, elle traduit la pénitence, la repentance, et surtout, selon le Nouveau Testament, une conversion totale à Dieu, par laquelle l’homme s’ouvre à plus grand que lui-même, en lui-même. Enfin, en psychologie analytique, et selon Jung, il s’agit de la transformation totale d’une personne, comme un papillon sortant de sa chrysalide. Tout un programme ! Même si je n’ai pas eu accès aux textes, on touche visiblement au concept album, celui du cheminement douloureux d’un être ayant pour souhait d’arriver au bout du chemin, de s’élever. La volonté de Vindsval en somme.

Le black metal, même si on l’aime profondément, reste un univers cloisonné qui le plus souvent tourne en rond, utilise des formules épuisées qui, si elles n’étaient présentes, provoqueraient la ire des puristes. Le black metal est un état d’esprit provoqué par une musique dogmatique, point barre. Retour en arrière, avec l’extrait d’une interview réalisée pour Metallian par Ludovic Fabre (que je salue au passage pour m’avoir rappelé ce souvenir et autorisé à l’utiliser !) d’Alexandre Iskandar Hasnaoui d’Elend (pour la sortie en 2007 de A World in their Screams) : « Même si le Black est loin d’être un genre unifié et qu’il est traversé de courants aux origines diverses, je ne trouve pas qu’il corresponde aux qualificatifs que tu donnes (le journaliste venait de citer : « il semble que la musique la plus  » violente, sombre, désespérée et tragique  » soit le black-metal »), et ce pour des raisons assez simples qui tiennent à ses structures rythmiques, à son simplisme harmonique et au caractère très conventionnel des mélodies utilisées. La violence, quand violence il y a, ne vient que du son très saturé, mais la musique est en elle-même d’une pauvreté affligeante. Je ne suis pas en train de dire que le son n’est pas important : je pense même exactement l’inverse. Mais pour obtenir « la musique la plus violente, sombre, désespérée et tragique », il faut que la musique et le son aient ces caractères. Les groupes de Black se contentent la plupart du temps de plaquer un son violent sur une musique niaise. Je tiens toutefois à signaler deux exceptions remarquables dans ce tableau négatif : il s’agit de Deathspell Omega et de Blut Aus Nord. Ces groupes explorent une nouvelle voie en utilisant, consciemment ou non, des techniques qui viennent de la musique savante du 20ème siècle : ils arrivent ainsi à créer des paysages sonores inédits, où le metal extrême ne s’était jamais aventuré avant eux« . Édifiant. Et même si ces mots ont dix ans, ils sont encore d’actualité, car une fois de plus, Blut Aus Nord va bousculer les règles au sein de ce Deus Salutis Meae, et il est sûr qu’il énervera autant qu’il passionnera. Il avance encore, explorant des territoires qui semblent appartenir à un lointain futur autant qu’à un passé remontant aux origines, revêtant à nouveau des habits avant-gardistes, comme il avait déjà su le faire avec MoRT (2006), Odinist (2007) et Codex Obscura Nomina, mais dépassant les limites qu’il avait déjà franchies, et ce afin de mieux encore coller à son propos, de s’engager sur cette périlleuse odyssée qui mènera l’homme, de simple créature dépourvue de libre arbitre à l’état d’homme pleinement conscient de son potentiel et de sa force.

A la fois court (à peine 33 mn !) et d’une incroyable densité, l’album s’aventure en des lieux où seuls semblent vivre les dieux. Des paysages éthérés apparaissent devant nous, voilés d’un nimbe que les claviers laissent suffisamment épais pour que le mystère demeure ( δημιουργός ), puis de profondes crevasses déchirent le sol tandis que des montagnes se craquellent et se déforment, animées par la voix d’un démiurge dont les mots ne sont pas faits pour être prononcés par une gorge humaine, comme sur le tellurique et impitoyable Chorea Macchabeorum. La musique industrielle est importante sur ce dernier morceau, y apportant toute sa froideur, sa puissance aussi, le tout balayé par des chœurs en transe. L’élément des airs est invoqué avec le terrible Impius, dans lequel claviers, samples de batterie et guitares rageuses définissent une tempête colossale à laquelle rien ne paraît pouvoir résister, traversée par le chant spectral des Furies de la mythologie grecque. Blut Aus Nord nous offrirait-il une musique élémentale ? On peut le voir ainsi. Car c’est dans les flammes de l’Enfer que nous convoquent la batterie frénétique de Thorns et les riffs lancinants de Vindsval, nous donnant à contempler le Mal à l’état pur, l’âme torturée de ces êtres nus, aux corps ensanglantés, qui ont sombré dans le péché. Il y a de l’ambiance, énormément de texture dans ce Deus Salutis Meae, comme si la musique pouvait être… touchée du bout des doigts, admirée avec l’œil de l’esprit. Tous les deux titres, un morceau ambiant vient amener un peu d’air à la frénésie du parcours, véritable chemin de croix, suivi par Vindsval et l’auditeur avec lui. La Revelatio est terriblement douloureuse, intellect et esprit assaillis par un fracas devant beaucoup aux effets électroniques apportés par Feld, et aussi par la voix soudain plus audible de Vindsval, qui gagne ici volontairement en puissance, martelant son propos quand l’enclume de Thorns frappe, encore et encore, suivie par la basse menaçante de GhÖst. Quand la chrysalide s’ouvre enfin sur le dernier morceau, Metanoïa, on sort épuisé de l’expérience, secoué par cette production énorme qui sait si habilement superposer maintes couches de voix et de chœurs agressifs, par ces guitares au son désespéré dont les riffs étirés, torturés, laissent à penser que ce qui est sorti du cocon n’est peut-être pas si bon que cela, rappel du message précédent, Ex tenebrae lucis, de la lumière surgit l’obscurité… Monument de créativité, Deus Salutis Meae n’est cependant pas exempt de défauts, son principal étant de porter la musique à un niveau d’exigence qui en rebutera plus d’un. On peut être également rebuté par la question épineuse de la cohérence de l’ensemble, car les rythmes et les images imposées changent vite, passant d’un tableau à un autre, et pourtant, chaque morceau n’existe que par la présence de celui qui le précède, tant dans l’ambiance qu’il apporte que dans le message qu’il transporte. Musique élitiste ? Peut-être. Musique exigeante et perfectionniste, assurément ! Deus Salutis Meae s’ajoute à la déjà colossale discographie du groupe, jalonnée de bien plus de joyaux que d’éclats ternes, et la place qu’occupe aujourd’hui Blut Aus Nord dans l’univers du black metal, à l’échelle mondiale, est plus que jamais méritée. L’album est incontestablement complexe, à chacun d’y chercher son message, d’y trouver sa vérité, car dans la grande tradition des Grecs de l’Antiquité, il reste un fascinant Mystère.

(Note du relecteur: Fiouuuu…. je suis crevé tout d’un coup!)

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Note réelle : 4,5 / 5

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