[Chronique] SINISTRO – Semente (2016)

Herbert Al West - Réanimateur Recalé
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Il est certains évènements dans la vie d’un chroniqueur mettant celui-ci dans un fort embarras. Comme tomber par exemple sur la dernière compilation de Chantal Goya vendue par ses facétieux collègues comme le dernier album de Vektor. Ou découvrir un album tellement mauvais que peu de choix s’offrent à la moralité déjà douteuse du chroniqueur :

– jeter le truc à la poubelle, ni vu ni connu, quitte à se faire relancer un jour par un label furieux,

– écrire un article assassin, possible étincelle menant à la Troisième Guerre Mondiale (bon, cela dit, les combos nord-coréens sont pas légion en ce moment…),

– trouver l’adresse des membres du groupe, les assassiner un par un, faire la même chose avec tous les membres du label et tous les intermédiaires ayant un jour su que Lords of Chaos avait été contacté. Enterrer les cadavres, faire disparaître les preuves, brûler ses fringues et apprendre à vivre avec ce crime affreux pour le restant de ses jours en arborant un sourire anormalement béat.

Mais vous pouvez aussi être confronté à un tout autre type de situation, non moins gênant : tomber sur un envoi dépassant vos propres facultés intellectuelles et sensorielles, mettant à l’épreuve vos jusqu’ici fiables capacités d’analyse, vous noyant dans un tourbillon d’influences mettant votre esprit kafkaïen au défi de pouvoir procéder en toute sécurité au délicat et rassurant exercice de l’étiquetage.

C’est ainsi que je suis tombé sur un dossier couvert de poussière, vieux de plus d’un an, couvert d’empreintes indiquant sans le moindre doute possible que d’autres avant moi s’y étaient déjà penchés et avaient purement et simplement renoncé. J’ai même trouvé quelques cheveux, ce qui me permet d’ores et déjà d’éliminer les chauves de la bande !

Allez, menons l’enquête façon Cluedo.

Image en noir et blanc, plus de noir que de blanc d’ailleurs, les deux couleurs se mêlant en un clair obscur laissant difficilement distinguer un buste féminin au visage fondu au noir. Nom du groupe, Sinistro. Nom de l’album, Semente. Sachant que l’envoi nous vient du Portugal, le premier mot signifie sinistre, glauque, tandis que le second veut dire graine, semence.

Première écoute. Le noir total. Pas de blanc. Je ne comprends rien. Un seul nom me vient à l’esprit, David Lynch. Je note.

Puis ça continue, écoute après écoute, et les pages de mon carnet, de vierges au préalable se noircissent. Des mots s’accumulent. Doom. Lounge. Post-rock. Trip-hop. Saxophone. Fado. Saudade. Portishead. Lost Highway. Mulholland Drive. Mandylion. Angelo Badalamenti. Mort. Vie qui s’écoule au gré du vent. Lent cours d’eau qui s’étire. Petite mort. Sexualité. Sensualité.

Le travail de recherche commence. Formation à Lisbonne en 2011. Premier album éponyme en 2012, mais grand virage en 2013 quand est recrutée derrière le micro pour le mini album Cidade la chanteuse / actrice Patricia Andrade. Et là, on commence déjà à y voir un peu plus clair et je comprends pourquoi certains noms me sont venus à l’esprit alors qu’ils étaient logiquement loin d’avoir droit de cité dans la chronique d’un album apparenté à la famille metal. Sinistro, c’est plus que de la musique, c’est une expérience sensorielle, une aventure cinématographique où le son a autant d’importance que les images qui s’imposent.

Le début de l’album est trompeur, avec ses premières notes ne laissant planer aucun doute sur le potentiel doom de l’objet, avec ces guitares pesantes, cette batterie modulant ses effets, et cette basse surtout, qui s’impose comme un outil indispensable à l’univers des lusitaniens, profonde et grave, nettement mise en avant dans le mix, forte de la pesanteur qu’elle délivre telle une plainte hypnotique. Puis la voix de Patricia prend possession du terrain, au potentiel de suggestion inimaginable. C’est une actrice, effectivement, et cela se ressent dans ses modulations, quand elle impose un timbre lourd, grave, soudain séducteur, puis faussement naïf (on pense parfois à la nostalgie que déploie si bien Lana del Rey, cf Reliquia), quand elle chuchote, puis soupire… Par définition, Semente se révèle séminal, fortement sexué, comme un rapport intime qui se prolonge, avec ses moments forts, et ses retombées avant que ne survienne l’inévitable extase, comme un corps alangui, repus de multiples orgasmes, et de douleurs aussi, car l’acte sexuel est parfois violent.

Pour prolonger le plaisir et aller vers un continent plus visuel, sensoriel, le doom initial de Sinistro – groupe à la fibre d’ailleurs plus nostalgique que ténébreuse – se teinte d’accent post-rock évidents. Au centre de Partida, quand on touche à la partie la plus intime de ce corps que représente le morceau, référence possible au corps humain et à sa zone la plus secrète, la plus érogène, des accents ambient définissent autour de l’auditeur un univers lounge dans lequel ce dernier s’installe confortablement, rassuré, profondément séduit.

L’univers du cinéaste David Lynch est croisé à de multiples reprises, comme au détour de ce saxophone hantant les derniers instant de Corpo Presente et ramenant au film Lost Highway (mon film préféré au passage, tous genres confondus, même ci cet ovni cinématographique représente un genre à lui tout seul, mouvement de pellicule ultime dans lequel la fin se mêle au début en un interminable ruban de Möbius), à travers le design sonore cher au compositeur fétiche du réalisateur, Angelo Badalamenti que l’on croit ici souvent retrouver, à cette interprétation sensuelle de Patricia, imprégnée du fado portugais et ramenant à l’interprétation a capella du Crying de Roy Orbison, chanté en espagnol par Rebekah del Rio dans le film Mulholland Drive sous le nom de Llorando. Cette influence pour moi évidente est renforcée par l’univers visuel décliné par le groupe au travers de ses clips (trois pour un album composé de sept titres !!!), véritables expériences audiovisuelles dignes des délires surréalistes du créateur de Twin Peaks.

On pense aussi au trip-hop de Portishead, en moins dépressif, à Cocteau Twins parfois, à The Gathering aussi, époque Mandylion (quelques notes de claviers ici ou là).

La saudade, mot n’ayant pas d’équivalent en français, baigne les langueurs et lourdeurs de l’album, avec sa mélancolie empreinte de nostalgie, sans que jamais l’aspect maladif n’entre en ligne de compte et n’incite à la déprime. Etat de l’âme, désir de l’ailleurs. La voix suave de Patricia (elle, encore elle, mais qu’était donc le groupe avant elle ?) diffuse avec éclat ce sentiment d’étrange abandon, de sensualité forcenée, aidée par des instruments en parfaite harmonie avec l’univers qu’elle tisse : la basse profonde, les guitares languides, sobres et entêtantes, la batterie économe, frappant au rythme juste pour maintenir intacte la vague de plaisir, intacte jusqu’à l’explosion, qui toujours se fera dans le calme, comme une invite à prolonger l’extase et à recommencer, encore et encore. Semente mérite plus de mille fois son nom. Parfum opiacé de corps aiguisés par le désir, doigts glissant sur des replis charnels aux moiteurs enivrantes, ombres au sein d’ombres toujours plus profondes, échos de soupirs se répétant à l’infini.

J’aurais pu avoir la mauvaise foi de prétendre que chanter dans l’idiome portugais ne pouvait qu’altérer le propos de la chose, tant je trouve personnellement cette langue peu agréable à l’oreille, trop forte en accents brisant l’harmonie des phrases ; las, c’est ici le contraire qui se passe tant la voix de Patricia transporte avec aisance l’auditeur en un monde étrange et exotique qui glisse sur la peau, dans le vent, et jamais n’accroche le moindre obstacle, bossa nova obscure des plaisirs interdits.

En bref, voici un album beau, formidablement beau. De quoi me faire regretter de n’avoir pas franchi le pas l’an dernier. Un album en parfaite symbiose avec le sujet qu’il traite, et méritant amplement pour cela la note maximale, celle qui fait que ce genre de disque ne sera jamais loin, à portée lorsque le désir à nouveau se fera ressentir.

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